Blog de l'Arpetani

(FR) Pourquoi vous devriez défendre les langues minorisées si vous êtes de gauche

Adiu, kaixo, bon dia.

Moi c'est l'Arpetani, et je milite activement pour les langues minorisées (qu'on appelle parfois aussi langues régionales). J'écris cet article parce que ces sujets sont beaucoup trop ignorés ou mal connus par une bonne partie de la gauche française, et j'aimerais rectifier certains trucs, et aussi donner des conseils aux camarades pour qu'iels sachent quoi faire sur le sujet. Et ça leur donnera peut-être aussi quelques billes qui peuvent servir dans d'autres luttes progressistes.

Ça fait des années que je suis impliqué·e dans des mouvements de revitalisation de langues en France hexagonale, et ce que je peux vous dire, c'est qu'on se structure de plus en plus en interne, et vous allez probablement en entendre parler de plus en plus dans les années à venir. On a vraiment une dynamique positive, donc je pense que c'est important de faire une grosse mise au point sur le sujet pour que vous sachiez à quoi vous en tenir, avant que le sujet vous jaillisse à la gueule et que vous sachiez pas quoi en faire.

Point vocabulaire avant de commencer : pour désigner les langues minorisées, on entend souvent des mots comme "dialecte" ou "patois". C'est des mots que j'utilise pas, parce que ces mots sont souvent connotés négativement, ou sous-entendent que ça serait "pas des vraies langues", et ça fait mal à mon militantisme. Et en parallèle, j'ai aussi une approche scientifique de linguiste, et en science on préfère utiliser des mots qui sont pas connotés, donc on dira "langue" tout simplement, ou éventuellement "parler" ou "variété" quand on parle d'une variété précise d'une langue. Quand j'en parle d'un point de vue militant, je dis souvent "langue minorisée" pour rappeler le statut politique et social, et quand j'en parle d'un point de vue affectif, j'utilise le terme "langue de pays".

Dans cet article, je parle vraiment aux camarades, donc je vais d'abord débunker des arguments qu'on peut entendre spécifiquement de la gauche (je vais pas m'étendre sur des arguments venant d'un peu tout le monde du genre "de toutes façons plus personne parle vos patois"). Ensuite, je vais vous dire ce que vous pouvez faire pour nous aider dans nos luttes, même si vous parlez aucune langue minorisée.

Démêler le vrai du faux

"Vos langues minorisées, c'est un truc de réac"

Pas du tout. Les langues minorisées sont défendues par des gens venant de plein de familles politiques différentes. Cependant, on observe quand même des courants qui peuvent être sur-représentés. Ça va être notamment le cas d'une partie de la droite conservatrice et xénophobe qui défend le terroir, mais aussi de la gauche anti-étatiste et anti-impérialiste, qui défend le droit des peuples à s'auto-déterminer (dont je fais partie). Et les deux ont des pratiques très différentes.

Les droitos vont figer la langue dans un folklore local, au mieux dans un passé révolu, au pire en fantasmant une histoire qui n'a jamais existé. Ce genre de pratiques restreint les langues à des espaces qui ne servent pas pour la communication, et donc ça n'aide en rien à la revitalisation. Ça s'accompagne de beaucoup de racisme et de xénophobie, avec des arguments du genre "les migrants parlent que le français et apprennent pas la langue locale, c'est eux qui tuent nos langues". Il y a également la variante royaliste, qui dit que nos langues seraient mieux préservées sous une royauté, et que c'est uniquement la république qui a tué les langues (ce qui est faux et simpliste).

À l'inverse, l'approche de gauche va essayer de re-créer des espaces de sociabilisation où la langue est pratiquée au quotidien. Comme cette langue est connectée à son territoire local, le simple fait de vivre au pays est suffisant pour acquérir des notions, parfois sans même s'en rendre compte (notamment avec les noms de lieux, les noms de famille, et l'argot dans le français populaire local). Et ça permet d'inclure tout le monde qui vit localement, y compris des personnes arrivées très récemment, quelque soit leur origine. L'important, c'est d'avoir un lien social avec les communautés locales. Et ça permet d'éviter les romans nationaux anti-historiques, parce que ce qui est important, c'est pas le lien avec une mythologie fantasmée. C'est une approche très sociale de la langue, et c'est pour ça que c'est une stratégie de revitalisation efficace, parce que une langue, c'est précisément une pratique sociale avant tout.

D'ailleurs, dans cette même optique de pratique sociale, je défends aussi l'idée que si une communauté linguistique ou une forte diaspora est présente localement, leurs langues font partie des langues minorisées locales, et il est important qu'elles puissent les faire vivre et les transmettre (y compris à l'extérieur de leurs communautés si elles en ont envie). Pour prendre mon exemple personnel, le français populaire que je parle contient pas mal d'emprunts au rromani, au tamazight et à l'arabe, et il y a une diaspora arménienne occidentale importante dans ma région. Tout ça fait partie du paysage linguistique et culturel de chez moi. J'ai une vision presque écosystémique des langues, où elles vivent, cohabitent et s'alimentent entre elles, surtout si le multilinguisme est la norme. Ça va totalement à l'encontre du monolinguisme forcé de l'état français.

J'en profite pour ajouter un truc important : dans les milieux de défense des langues minorisées, il y a effectivement des réacs et des fachos, et ça peut être dangereux de les côtoyer, surtout quand on appartient à des groupes discriminés comme moi. Et autant quand on reste dans des orgas à but politique, on va rester entre gauchistes, par contre dans les espaces pour pratiquer une langue spécifique, on peut avoir beaucoup plus de diversité idéologique, et on y est facilement victime de violences ou de discriminations. C'est ce qui m'est arrivé à une époque : dans un espace pour pratiquer l'occitan, je me suis mangé une bonne saucée transphobe de la part de plusieurs fachos. Dans ce genre de situation, on a besoin de soutien, et on aimerait bien que les camarades nous aident à purger le fascisme de ces milieux, plutôt que de nous reprocher de trainer dans des milieux avec des fachos dedans.

Il y a aussi une grosse différence sur le rapport à la colonisation, et c'est l'objet du prochain point.

"Les défenseur·euses des langues minorisées se comparent à la colonisation"

Alors... oui et non. C'est vrai qu'on peut trouver des gens qui pensent ça, mais ça va être soit des gens qui sont pas de gauche, soit des gens qui l'ouvrent sur le sujet sans s'y connaitre (dans les deux cas, il y a un gros manque de politisation). Plus généralement, on peut trouver beaucoup de monde qui défendent des positions complètement claquées sur les discriminations, si on se concentre sur des propos d'individus isolés et/ou pas de gauche. Par contre, si vous regardez du côté des grosses orgas de gauche ou des militant·e·s aguerries, c'est une position qu'on va pas du tout avoir.

La colonisation a été d'une violence incomparable à ce qui a été vécu en métropole : les occitan·e·s n'ont jamais été réduit·e·s en esclavage contrairement aux noir·e·s, les basques n'ont jamais été enfumé·e·s dans des cavernes comme y a fait Bugeaud en Algérie, et il n'y a jamais eu d'expropriations massives et violentes des breton·ne·s de leurs terres pour y refiler à des français·e·s.

En revanche, il y a un truc qu'on a subi en commun avec les peuples colonisés : c'est l'impérialisme. Et souvent c'est les mêmes états qui en sont à l'origine, avec donc parfois des pratiques assez similaires. Un exemple : pendant la troisième république, dans les écoles françaises, c'était assez courant (mais loin d'être systématique) d'avoir un objet dégradant, appelé "signal" en Occitanie ou "symbole" en Bretagne, qu'on donnait à un élève parlant la langue du pays, qu'il devait refiler à un·e de ses camarades qui parlait la langue du pays à son tour, et le dernier à avoir l'objet à la fin de la journée était puni. C'était une pratique linguicide extrêmement efficace. Cette pratique vient de la métropole à la base, et elle a été réutilisée par endroits dans l'empire colonial français, là encore pour tuer les langues locales et imposer le français.

À voir : conférence Les langues, un patrimoine de l'humanité menacé, par Rozenn Milin

L'état français avait de toutes façons un idéal d'apporter les lumières de la civilisation partout (et sa langue avec), et c'est l'argument qu'a utilisé Jules Ferry pour défendre la colonisation. Mais bien avant lui, au milieu du 19° siècle, quand l'exode rural commençait, la bourgeoisie tenait des discours extrêmement dégradants à propos des campagnard·e·s ou des provincial·aux. Les ploucs (breton·ne·s), bougnats (auvergnat·e·s) et autres savoyard·e·s (ce terme était insultant à l'époque) étaient désignées textuellement comme des "races inférieures à civiliser" et leurs régions comme des "colonies", et ça ne s'est arrêté que quand d'autres minorités ont pris leur place dans le système productif. Elles venaient d'autres états européens (Italie, Pologne, Belgique, Espagne...), puis de l'empire colonial (notamment du Maghreb et de Françafrique).

Ceci dit, les discours de racialisation des différentes régions de France métropolitaine ont été faits surtout pour tenter de les rabaisser (les colonies étaient de toutes façons considérées comme inférieures de base), parce que à cette époque, il y avait un gros enjeu pour les réprimer. Dès que cet enjeu a disparu, les tentatives de comparaison et de racialisation se sont arrêtées net. De toutes façons, des discours racialisants mais sans les actes qui vont avec, c'est pas de la vraie racialisation. On notera d'ailleurs que ces mêmes régions de métropole ont abondamment profité de la colonisation française.

À voir : La France est en feu à cause d'eux - Taoqan

(À noter qu'être européen·ne n'immunise pas forcément à la colonisation et à la racialisation. L'Irlande a bien été colonisée par le Royaume-Uni au 19° siècle, les Roms et les juif·ve·s sont racialisé·e·s depuis très longtemps, et Sápmi (le pays des samis) est encore aujourd'hui colonisé par la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie. Par contre, ça n'a jamais été le cas des territoires européens sous contrôle français.)

Entre les langues minorisées de la métropole, et les langues minorisées colonisées, il y a donc à la fois des similitudes et des différences. Et même si nos situations sont différentes, je pense à titre perso qu'on a tout intérêt à essayer de lutter politiquement ensemble, dans le cadre d'une lutte anti-impérialiste, contre l'état spécifique qui nous oppresse, mais aussi à un niveau mondial en mettant en avant la solidarité entre les peuples opprimés.

Dans les milieux occitanistes, il y a une petite spécificité. Les théories de ce qu'on appelle le "colonialisme interne" ont été assez prégnantes notamment pendant les années septante dans les milieux autour de Ròbert Lafont, ce qui fait qu'aujourd'hui, on peut encore trouver des occitanistes de gauche qui parlent de colonialisme interne. Et le "interne" n'est pas là par hasard, c'est pour bien insister sur le fait que c'est pas tout à fait le même processus que le colonialisme dit "externe", qui concerne les colonies racisées telles que l'Afrique francophone ou la Polynésie française. Mais quand on entend "colonialisme interne", on entend avant tout "colonialisme", et je pense que c'est extrêmement casse-gueule d'utiliser ce terme quand on veut établir une convergence avec les luttes antiracistes. La notion de colonialisme interne est aujourd'hui (heureusement) en déclin chez les occitanistes, et de moins en moins utilisée.

Dans les autres régions, quand des défenseureuses de langues de pays se disent victimes de colonisation, on a 99% de chance que ça soit des droitards voire des fachos. (Ça me permet de signaler un point en passant : bien que toutes les langues marginalisées de France aient subi les politiques du même état, chacune de ces langues a sa propre histoire et sa propre culture, donc ce qui est applicable à une ne l'est pas forcément pour les autres.)

À mon avis, si il y a bien un endroit en France hexagonale où on trouve les conditions les plus proches du colonialisme, c'est probablement les quartiers populaires. On y retrouve un racisme institutionnel décomplexé, une police plus violente qu'ailleurs, cette même police qui y teste des méthodes de répression qu'elle va pouvoir réutiliser ailleurs (par exemple en manif contre les gauchistes).

Et si ça arrive aussi souvent qu'on reprenne le vocabulaire du colonialisme pour les langues minorisées de l'Hexagone, ça veut aussi dire qu'on a pas de vocabulaire spécifique pour en parler, et à mon avis c'est un signe très fort de la minorisation de ces langues et de l'échec de la gauche à les prendre en compte. (Et venez pas me dire que les milieux gauchistes sont parfaits sur toutes les discriminations, je compte pas le nombre de luttes qui se prennent régulièrement l'accusation d'être des sous-luttes qui mériteraient pas d'être défendues, avec un vernis réthorique gauchiste pour que ça passe mieux.)

Un point terminologique pour conclure : je recommande très fortement de réserver le terme "colonisation" aux colonies (aux vraies). Pour les langues d'Europe qui n'ont pas subi de colonisation, je préconise le terme "impérialisme" (à noter que la colonisation est forcément impérialiste, mais l'inverse n'est pas vrai). En tant que locutaire de l'arpitan, je peux donc dire que je suis directement discriminé·e par l'impérialisme, mais pas par la colonisation.

"Vouloir nous forcer à apprendre vos langues, c'est validiste et classiste"

Personne ne vous oblige à apprendre une langue minorisée. Par contre, l'état ne se gênera pas pour vous imposer l'usage de sa langue officielle à lui.

C'est vrai que l'usage d'une langue permet de rentrer dans les milieux sociaux particuliers qui la pratiquent. Mais en l'état actuel des choses, le français est tellement omniprésent qu'on ne puisse pas envisager sérieusement que la non-maitrise de la langue minorisée locale soit un facteur d'exclusion de la société en général, ou une source de discrimination. Ça vous fera peut-être une petite frustration sur le moment, mais c'est pas une discrimination, et c'est en rien comparable avec notre frustration de jamais pouvoir pratiquer.

Et c'est vrai aussi que l'apprentissage d'une langue demande des compétences, du temps et des ressources qui ne sont pas accessibles à tout le monde. Mais l'apprentissage d'une langue minorisée ne se fait pas comme une langue dominante.

Une langue minorisée peut s'apprendre uniquement en pratiquant à la cool : vous fréquentez des potes qui vous parlent et vous écrivent dans cette langue, vous reproduisez dans votre vie quotidienne, et paf vous parlez la langue au bout de quelques mois. Par contre, pour apprendre correctement une langue dominante, il faut passer par des méthodes très académiques et très scolaires, avec des leçons de grammaire et d'orthographe pour apprendre toutes les exceptions et irrégularités chiantes, instaurées par les institutions normatives pour faire de la langue un objet de distinction sociale. À moins que vous appreniez un sociolecte populaire, mais dans ce cas là, on peut plus vraiment parler de langue dominante. Bref, apprendre une langue minorisée demande beaucoup moins d'efforts et est beaucoup moins exigeant et discriminatoire.

On entend aussi parfois qu'apprendre une langue donne automatiquement du capital culturel, mais c'est faux. En fait, c'est valable uniquement pour les langues dominantes, et uniquement dans leurs variétés standardisées. À l'inverse, parler une langue de pays vous fera perdre du capital culturel, parce que vous passerez pour un pégu. Et puis pour les réfugié·e·s, c'est très courant de devoir apprendre en une vitesse record la langue de leur pays d'accueil, pourtant c'est pas vraiment le genre de personnes qui va pouvoir valoriser socialement leur capital culturel, surtout qu'iels parlent généralement la langue de leur pays d'accueil avec un accent (parce que c'est pas leur langue première), ce qui est très stigmatisé socialement.

Vous y aurez peut-être remarqué, certains arguments contre les langues minorisées viennent du fait qu'on pense (à tort) qu'elles fonctionnent comme les langues dominantes. Beaucoup de gens connaissent avant tout les langues dominantes (tout le monde a un avis sur la place de l'anglais dans le monde, mais très peu de gens connaissent la situation socio-linguistique du sakizaya), donc c'est un peu logique, mais ça reste très chiant à déconstruire.

Après, pour être totalement honnête, il y a bien certaines franges de la bourgeoisie culturelle qui peuvent aimer apprendre une langue de pays pour avoir plus de capital culturel, et se faire mousser en bonne société. Mais ça a quand même un moins bon résultat que d'apprendre une langue dominante, et puis ça dépend aussi des langues : ça peut marcher un peu pour le breton, mais bon courage pour faire la même avec le morvandiau. D'ailleurs, leurs pratiques de nos langues ont tendance à en enlever le potentiel révolutionnaire et émancipateur, j'en parle plus en détail dans le prochain point.

Pour revenir sur le validisme, j'ai déjà vu des personnes handicapées de gauche me dire qu'elles ont des difficultés à apprendre les langues en raison de leurs handicaps, et donc que ça serait plus simple si le monde entier parlait la même langue. Sauf que ces personnes sont francophones monolingues, et c'est un peu facile de dire ça quand on parle une langue dominante. Si leur langue natale avait été l'aragonais, elles auraient probablement pas tenu le même discours.

Un autre exemple, c'est une personne qui m'a dit que c'était validiste d'utiliser des formes de français non-standard (en l'occurrence le pronom "y" pour les objets directs, comme dans "je vais y faire", qui me vient de l'arpitan), parce que ça demande un effort supplémentaire de compréhension. 2 possibilités : soit on applique le même raisonnement aux erreurs de grammaire et d'orthographe, ce qui est validiste, soit on considère que les erreurs d'orthographe et de grammaire sont ok parce que exiger de parler correctement demande des efforts supplémentaires, mais dans ce cas ça veut dire qu'on considère pas la possibilité que la variation régionale ou sociale soit tout aussi inconsciente et spontanée que les erreurs d'orthographe, et que ça demande aussi des efforts pour se conformer au standard, ce qui est glottophobe. Et ça s'applique au français régional, mais ça s'applique aussi évidemment aux langues proches du français (notamment les langues d'oil, et dans une moindre mesure l'arpitan), surtout quand on parle d'intercompréhension entre langues.

De toutes façons, tout le monde ne parle pas pareil, et c'est normal : moins on communique, plus on diverge. Et tant qu'on sera des milliards sur cette planète, il y aura toujours de la variation langagière importante. Plutôt que de réprimer cette variation, le mieux est de s'y habituer et de s'y exposer, car la tolérance aux variations du langage est très liée à l'exposition à de la diversité linguistique. Bref, exposez-vous à d'autres langues et d'autres géolectes et sociolectes du français, au lieu d'instrumentaliser vos handicaps pour justifier des comportements discriminatoires.

D'ailleurs, des handicaps peuvent au contraire provoquer un intérêt pour les langues minorisées : ça va être notamment le cas d'un intérêt spécifique sur les langues chez les personnes autistes. C'est typiquement le cas pour moi et pour beaucoup de mes potes. (De là à dire que les fols comme moi vont sauver les langues en danger, il y a qu'un pas, que j'ai aucun problème à franchir.)

"Vos langues sont pas réellement marginalisées et sont promues par les institutions"

Là encore, c'est totalement faux. On va rappeler des fondamentaux, mais ça fait 150 ans que l'état français mène des politiques linguicides, c'est pas maintenant qu'il va changer.

Si vous me parlez des langues qui passent sur les grandes chaines de télé ou de radio, très peu de nos langues y ont accès (bon courage pour trouver une émission en arpitan ou en orléanais produite par les grands médias français), et les rares qui le peuvent n'ont qu'une place ridicule, genre une poignée de minutes par semaine sur la version régionale de France 3.

Certaines langues ont aussi une certaine place dans les fêtes et le folklore local (c'est surtout le cas du breton), mais c'est clairement pas ça qui va y revitaliser. Vous pouvez participer à tous les fest-noz que vous voulez, même en sachant que ça veut dire "fête de nuit", si dans les faits vous pratiquez jamais le breton dans votre vie quotidienne, vous serez jamais brittophone. Le folklore, ça place la langue comme dans un musée et ça en fait un joli objet pour les touristes, et c'est le but. Ça leur enlève tout leur potentiel émancipateur et révolutionnaire. D'ailleurs, c'est pour ça que c'est pratiqué sur les langues qui survivent le mieux : les rares langues qui ont une vraie chance de survivre doivent être désamorcées de leur potentiel émancipateur et révolutionnaire. À l'inverse, ça n'aurait aucun intérêt d'y faire pour des langues en danger de mort come le berrichon, c'est plus efficace de surtout pas leur donner la moindre visibilité pour les laisser crever la gueule ouverte.

Certaines régions administratives subventionnent certaines langues locales, c'est vrai. Mais les régions ont de toutes façons très peu de pouvoir et de moyens face à la centralisation de l'état français, donc ça reste limité dans les résultats, et ça se fait le plus souvent dans des cadres où la langue reste bien inoffensive. Vous verrez jamais la région Bretagne subventionner des cours de breton dans des squats de Brest, surtout si on y apprend du vocabulaire utile en cortège de tête de manif ou en garde-à-vue. (Au passage, "lacrymo" ça se dit "daeraouiñ" en breton, c'est cadeau.)

Quand des institutions promeuvent des langues minorisées, en général elles aiment bien utiliser une forme standardisée, parce que c'est plus simple à gérer quand on administre un territoire, plutôt que de s'intéresser à la diversité de la langue. Et justement, la standardisation est un excellent moyen de tuer nos langues. Ça instaure une hiérarchie dans les manières de parler, ce qui provoque de l'insécurité linguistique, et est donc un très bon moyen de limiter la pratique des langues, alors qu'en l'absence de standard, on peut beaucoup plus se permettre de pratiquer à la cool sans pression. Et ça tue la diversité linguistique, parce qu'on se retrouve avec une variété qui domine les autres. C'est exactement ce qui s'est passé avec le français.

Le plus triste, c'est quand des locuteurices de nos langues prônent la standardisation à leur tour. Dans la société en général, il y a un manque de compréhension des continuums linguistiques, et une hégémonie de l'idéologie standardisatrice, donc ça infuse dans nos langues. Même si l'orthographe du français est détestée (à raison), on peut être tenté·e de reproduire son fonctionnement et sa complexité artificielle si on a intériorisé que si on y fait pas, nos langues sont pas des vraies langues. Heureusement, de ce que j'ai pu voir, ça reste assez minoritaire : parmi les locuteurices (surtout les plus à gauche) on aime pas trop les standards.

Lire aussi : mon article sur la standardisation (en catalan)

Évidemment, l'administration est francophone monolingue. D'ailleurs, dans le monolinguisme d'état, il y a 2 écoles : d'un côté celui qui cherche à réprimer nos langues de pays, et de l'autre celui qui fait tellement une fixette sur l'anglais qu'il ignore complètement l'existence de nos langues. 2 formes de mépris différentes mais qui ont les mêmes effets. La répression active ou l'ignorance, choisissez votre camp.

Et enfin, les écoles en immersion dans la langue de pays, les Eskolim (calendretas en occitan, diwan en breton, ikastolak en basque) sont clairement pas aussi valorisées qu'on le pense souvent. Elles sont pas du tout assez nombreuses pour créer une nouvelle génération de locuteurices, et ont pas des masses de moyens (à croire que ça emmerde l'état que ça puisse avoir des résultats probants). D'ailleurs, une partie significative des parents y inscrivent leurs enfants, non pas tant pour la langue, mais surtout parce que c'est des écoles associatives, avec moins d'enfants par classe, et donc une pédagogie meilleure qu'à l'école publique. Et une partie conséquente des enfants en Eskolim finissent par tout oublier, parce qu'iels pratiquent pas la langue en dehors de l'école, donc c'est clairement pas suffisant pour sauver nos langues. On retombe encore une fois sur le même problème de l'absence de milieux sociaux pour pratiquer régulièrement la langue.

Tout ce que je viens de citer (médias, Eskolim, folklore, standardisation), c'est des trucs qui peuvent plaire à une bourgeoisie culturelle. Mais c'est pas de la défense sincère de nos langues, c'est juste de la surface, pour avoir plus de capital social et se faire mousser en bonne société.

S'il y a quelques espaces pour pratiquer nos langues, c'est pas parce que l'état les promeut. C'est soit parce que l'état essaye de nous balancer quelques miettes en faisant disparaitre le potentiel émancipateur de nos langues, soit parce que l'état n'est pas tout puissant et qu'il y a des espaces de résistance et de contre-culture (et c'est tant mieux).

Je vais m'autoriser une petite digression à propos de l'Espagne, parce qu'il s'est passé des choses intéressantes ces derniers mois pour illustrer ce que je veux dire : après les élections générales de 2023, ni le bloc de gauche (PSOE + Sumar) ni le bloc de droite (PP + Vox) n'avait les voix suffisantes pour gouverner en majorité, les partis indépendantistes se sont donc trouvés en position de faiseurs de roi. Certains de ces partis (notamment Junts) en ont profité pour faire avancer leurs programmes, ce qui a permis l'usage du catalan, du basque et du galicien au congrès des députés, et une amnistie pour les indépendantistes catalan·e·s. C'est pas parce que d'un coup, l'état espagnol dans sa grande mansuétude a décidé d'être sympa avec ses langues de pays, c'est surtout parce que l'état n'est pas toujours une structure toute puissante qui écrase tout sur son passage : il y a des contradictions, des luttes de pouvoir et des rapports de forces avec lesquels c'est possible de jouer. Et puis le premier ministre espagnol, investi par ces mêmes partis indépendantistes, se gêne pas pour rappeler que bon, c'est sympa de défendre les langues minorisées, mais faudrait quand même pas remettre en cause le cadre global de l'état espagnol, faut pas déconner.

"Revitaliser vos langues, c'est un désir de retour à une société ancienne au lieu d'un désir de construire quelque chose de nouveau"

Quand les camarades gauchistes parlent d'abolir le capitalisme, on leur reproche pas (et on a bien raison) de vouloir revenir à une société ancienne pré-capitaliste de type féodal. Alors pourquoi est-ce que c'est un discours qui est tenu sur les langues minorisées ? Et venez pas me dire "oui mais les langues minorisées sont aussi défendues par les droitards", parce que des anticapitalistes de droite, ça existe aussi, par exemple chez des réactionnaires nostalgiques de l'Ancien régime, ou dans certains courants qui lient leur anticapitalisme à l'antisémitisme.

On fantasme pas sur le passé. J'en ai parlé un peu plus haut à propos du folklore : on sait très bien que la folklorisation de nos langues est à combattre, parce que c'est ce qui les fige dans le passé, au lieu d'en faire des outils du présent et d'avenir.

On sait aussi que pour revitaliser une langue, la meilleure manière de faire est de développer des espaces de socialisation où on va pouvoir pratiquer, c'est une très bonne occasion de créer des structures novatrices.

Adapter une langue au monde actuel, ça se fait très facilement. La syntaxe et la phonologie ne disent rien sur le caractère rétrograde ou innovateur d'une langue en soi, c'est surtout le vocabulaire qui est à adapter. Et pour ça, il y a plein de techniques. On peut emprunter, mais c'est une pratique souvent rejetée si les emprunts viennent des langues dominantes (les emprunts sont beaucoup mieux acceptés s'ils viennent d'une autre langue minorisée). Sinon, on peut créer des nouveaux mots de toutes pièces, par exemple en occitan, le téléphone portable se dit "telefonet", le petit téléphone, avec le suffixe diminutif -et, qui est très utilisé en occitan.

De toutes façons, pour les langues où la transmission inter-générationnelle est assurée (et il y en a probablement plus que vous ne le pensez, c'est très facile de passer à côté de sous-cultures), il y a pas forcément besoin de passer par ce genre de processus consciemment, parce que il y a une continuité dans la pratique, qui fait que les langues ont déjà développé du vocabulaire de manière organique. C'est plutôt des pratiques qui vont être à réfléchir pour des langues où la transmission inter-générationnelle s'est perdue, ou pour lesquelles l'environnement a changé rapidement (en cas d'urbanisation rapide d'une région autrefois rurale par exemple).

"Ça sert à rien dans une perspective révolutionnaire"

Au contraire, ça fait très longtemps que nos langues servent pour nous organiser sans être compris par les institutions. Et ça peut aussi servir en garde-à-vue : en 2023, un camarade a parlé exclusivement en breton pendant une gardav, ce qui a empêché les keufs de lui soutirer la moindre information, en plus de leur avoir foutu les nerfs.

Une des raisons du linguicide mené par l'état est précisément le contrôle social. C'est vachement plus pratique d'administrer et de contrôler une population qui parle la langue unique de l'état.

D'ailleurs, quand ces langues ont régressé et que le français a été adopté par les classes populaires, des argots se sont développés là encore pour s'organiser contre la répression. Mais c'est quand même moins efficace que de parler une autre langue : c'est très facile pour les agent·e·s de l'état d'apprendre quelques mots de vocabulaire pour comprendre un argot d'une langue qu'iels parlent déjà, mais ça leur est beaucoup plus difficile d'apprendre une nouvelle langue.

"L'internationalisme passe par des langues communes, le retour à vos langues renforce l'identitarisme et le communautarisme"

Ah oui, ce fameux internationalisme qui veut uniformiser le monde entier, au détriment des cultures et des langues locales, on connait. Encore une fois, c'est très facile pour vous d'exiger que tout le monde parle une seule langue quand vous ne parlez que des langues dominantes. Il a bon dos ce soi-disant internationalisme qui renforce les inégalités entre les peuples en favorisant certaines langues plutôt que d'autres.

Si vous voulez défendre un bon internationalisme, au lieu de faire rentrer tous les peuples dans un moule (qui sera généralement occidental en plus), valorisez plutôt la diversité des cultures et des langues. On en revient à un point que j'ai développé plus haut : on peut (et on doit) lutter pour nos langues dans une lutte mondiale contre l'impérialisme. Les différents peuples ont chacun leurs particularités et ne sont pas tous opprimés de la même manière, donc leurs modes d'actions seront forcément différents. Mais ça ne nous empêche pas de coopérer, de faire preuve de solidarité entre nous et de nous partager nos outils et nos expériences.

Mais pour pouvoir échanger, il faut bien qu'on se comprenne un minimum, et c'est pas forcément évident si tout le monde parle sa langue dans son coin, me direz-vous. Et effectivement, vous avez raison, mais il y a d'autres moyens que d'imposer une ou plusieurs langues dominantes à tout le monde.

La première option est de jouer sur l'intercompréhension. C'est un peu limité quand on doit échanger avec des gens d'autres familles linguistiques, mais quand on reste sur des langues proches, ça se fait assez facilement. Et l'intercompréhension, c'est typiquement un truc qui se travaille : si vous ne parlez que français et que je vous parle exclusivement en arpitan, vous allez un peu galérer à comprendre au début, mais avec un petit peu de temps et d'habitude, vous me comprendrez sans problème. Et puis il y a des techniques pour essayer de maximiser l'intercompréhension, notamment en parlant pas trop vite, en articulant bien, et en essayant d'utiliser des mots et des tournures de phrases fréquentes dans sa famille de langues. Dans les langues de pays, c'est très courant d'avoir un registre vernaculaire avec plein de particularismes locaux qu'on va parler que dans son village ou dans sa région, et un registre véhiculaire où on gomme les particularismes et qu'on va parler à des communautés plus étendues. Moi-même, je peux comprendre une très grande partie du continuum des langues romanes si on fait quelques efforts pour me parler distinctement (il n'y a que le diasystème roumain à l'est qui me résiste encore), et c'est parce que en plus d'apprendre ma langue, je m'entraine occasionnellement à écouter d'autres langues romanes. Parfois, dans le cadre d'une conversation spécifique, je peux même adapter ma manière de parler à la volée pour me rapprocher linguistiquement des gens qui me parlent, parce que c'est plus pratique sur le moment, auquel cas je parle plus vraiment une langue spécifique, mais plutôt un mélange de plusieurs langues.

L'autre technique, c'est d'être polyglotte. C'est même la norme à l'échelle de l'humanité. En Afrique, c'est extrêmement courant de maitriser une demi-douzaine de langues autochtones en plus d'au moins une langue européenne coloniale (le plus souvent l'anglais ou le français). Vous pouvez vous permettre d'être monolingue dans deux cas : si vous communiquez qu'avec des gens de votre propre communauté (ce qui est pas un problème en soi), ou quand tout le monde a appris votre langue natale (ce qui est de plus en plus le cas des anglophones, et là oui c'est un vrai problème d'impérialisme linguistique). Dans tous les autres cas, et surtout si vous parlez des langues marginalisées, vous ne pouvez qu'être polyglotte. Là où je veux en venir, c'est qu'il est possible d'apprendre d'autres langues minorisées, mais aussi des langues passerelles.

L'enjeu, c'est que ces langues passerelles ne soient pas des langues dominantes qui vont tuer nos langues minorisées. Ça peut être des sabirs, c'est-à-dire un mélange de plusieurs langues, avec des structures grammaticales assez basiques, facile à apprendre. Ça se développe très facilement si plusieurs langues très différentes ont besoin de beaucoup communiquer, et elles ont pas spécialement besoin d'être proches : on connait l'existence de sabirs mélangeant le basque avec l'islandais ou l'algonquin.

Ça peut être aussi une langue auxilliaire internationale, comme l'espéranto. Chez les gauchistes qui défendent les langues minorisées, la place de l'espéranto est très débattue et ne fait pas du tout consensus. Les principales critiques sont que cette langue est trop euro-centrée pour être mondialement adoptée, et une inquiétude qu'elle ne devienne une langue dominante à son tour. Je répondrais à ces objections qu'à mesure que l'espéranto se répand dans le monde, et notamment en Asie, il se dés-européanise très progressivement, car les langues sont ce que leurs locuteurices en font. J'irais même jusqu'à dire que si nous (les minorités linguistiques) adoptons l'espéranto, on peut peut-être essayer de peser dans le mouvement espérantiste pour que ça ne devienne pas une langue dominante. Pour résumer, je pense que l'espéranto est une solution très imparfaite, mais qui est intéressante à envisager, ça sera toujours bien mieux que le tout-à-l'anglais, qui est de fait pratiqué aujourd'hui.

Chacune de ces solutions (intercompréhension, adaptation de son parler, pidgin, langue auxilliaire internationale) a ses avantages et ses inconvénients, et il faut les utiliser ensemble, intelligeamment et selon le contexte.

Et enfin, non, parler une langue minorisée ne renforce pas le communautarisme et l'identitarisme, c'est même le contraire. Si la langue que je parle est peu répandue, ça m'oblige de fait à m'ouvrir aux autres langues. À l'inverse, la politique monolinguiste de l'état français renforce beaucoup plus le communautarisme, en créant des frontières rigides avec les autres états, en montant les peuples les uns contre les autres, et en faisant croire qu'on est pas capable de parler d'autres langues sans un très gros apprentissage. C'est même précisément le monolinguisme français qui renforce la xénophobie dans la société française, et qui fait croire à ses membres qu'on peut pas échanger avec des gens qui parlent d'autres langues.

Je vais conclure en vous disant pourquoi et comment je suis internationaliste. Je le suis avant tout en étant solidaire avec les camarades qui luttent contre les oppressions partout dans le monde. Chaque société a ses contradictions et ses rapports de forces entre différents groupes idéologiques, donc je sais qu'il y aura forcément des camarades partout. Et comme chaque région du monde a ses problématiques propres, on lutte pas forcément pareil, mais on est ensemble quand même, et on se soutient. Je pense beaucoup à ces luttes, je me dis souvent que mon activisme s'inscrit totalement là dedans, et qu'à l'autre bout du monde il y a probablement des camarades qui éprouvent la même solidarité envers moi, et ça me motive énormément.

Les solutions

Alors que faire pour défendre les langues minorisées ?

Parce que râler et débunker c'est utile, mais proposer des solutions c'est encore mieux. Et je peux vous garantir que même dans le cas où vous parlez aucune langue de pays, vous pouvez faire plein de trucs.

Combattez l'impérialisme et le modèle d'état-nation occidental

Les états-nations homogènes, c'est vraiment très récent à l'échelle de l'humanité. Le multi-culturalisme et le multilinguisme est la norme, et c'est encore le cas aujourd'hui dans certaines régions du monde, par exemple en Afrique. Alors je ne dis pas que ça évite forcément la xénophobie et les violences inter-ethniques, ce n'est évidamment pas le cas, mais la solution n'est clairement pas d'homogénéiser de force des territoires, en provoquant des génocides et des ethnocides.

Un exemple de ce processus d'uniformisation a été vu en Europe de l'est. Cette région du monde a toujours eu une population très diverse, et les ethnies se côtoyaient souvent dans la même région ou la même ville. Mais à la fin de la seconde guerre mondiale, les états vainqueurs ont rien trouvé de mieux à faire que de redécouper les frontières et de déplacer des dizaines de millions de personnes, souvent dans des conditions inhumaines, pour homogéniser les états. Alors, c'est vrai que l'existence de populations allemandes en dehors de l'Allemagne a été une excuse pour Hitler pour envahir d'autres états, mais à aucun moment la solution est de déplacer de force des populations. La preuve, c'est que assez rapidement, il a abandonné son excuse d'unifier les allemand·e·s dans son état, et a justifié son expansionnisme par un besoin d'espace vital pour le peuple allemand, au mépris total des autres peuples. La solution, c'est d'en finir avec les états et de prôner une co-existence pacifique entre les peuples.

Un autre exemple que j'aimerais développer, c'est celui d'Israël. Cet état s'est construit sur le modèle d'état-nation occidental et colonial, avec l'aide d'autres états-nations occidentaux, avec un peuple unique (le peuple israélien) et une langue dominante (l'hébreu moderne), au mépris de tout ce qui en est différent. Le peuple, la langue et la culture palestinienne en sont évidemment les premières victimes, mais les autres langues juives (comme le yiddish) en pâtissent aussi dans une moindre mesure et sont minorisées. Et même les juifves ne sont pas tou·te·s à égalité en Israël : à sa création, des politiques racistes ont été mises en place contre tout ce qui n'est pas ashkénaze, et encore aujourd'hui ça a des conséquences. Et les juifves d'Éthiopie subissent toujours du racisme anti-noir. Tout ça découle de la volonté d'avoir un peuple homogène. D'ailleurs, les fachos du monde occidental ne s'y trompent pas : si on en exclut les franges les plus antisémites, iels disent qu'Israël est de leur côté dans leur soi-disant "guerre de civilisation" contre le monde arabe, et qu'il va apporter la civilisation. Et la création de l'état d'Israël ne résoud en rien l'antisémitisme dans le monde et ne protège pas les juifves sur le long terme, au contraire : si les soutiens d'Israël (notamment les États-Unis) l'abandonnent ou ne sont plus en mesure de le défendre, les organisations armées comme le Hezbollah mèneront des attaques d'une ampleur sans précédent, certains états arabes et l'Iran s'y mettront probablement aussi, et on verra une nouvelle vague d'actes antisémites dans le monde entier. Israël est une poudrière, et ça a énormément à voir avec le fait que ça soit un état impérialiste. Si l'installation des juifves avait été organisée plus pacifiquement, sans les ingérences occidentales et sans colonisation de la Palestine, on en serait pas là.

Plus généralement, à la fin de la seconde guerre mondiale, on a beaucoup affirmé qu'il fallait tout faire pour que les atrocités commises ne se reproduisent pas, mais ça s'est fait sans remise en cause du concept d'état, puisque les puissances gagnantes en étaient, et avaient intérêt à ne surtout pas remettre en cause leur modèle. Ça a mené à la création de l'ONU, qui loin d'apporter la paix dans le monde, a au contraire généralisé et officialisé les états partout dans le monde, ce qui a garanti l'existence de nombreuses guerres et massacres pour les décennies a venir.

La décolonisation a continué le processus : à chaque fois qu'une colonie s'extrayait (sur le papier) de la tutelle de l'état occidental qui la contrôlait, elle est devenue un état comme un autre. Tant qu'il y aura des états impérialistes partout dans le monde, on ne pourra pas dire que la décolonisation est finie. L'abolition des états du monde entier est une condition nécessaire (mais pas suffisante) à la décolonisation.

L'anti-impérialisme permet aussi de ne pas se tromper d'ennemi. Certains pans de la gauche française sont prêts à soutenir des états impérialistes ou génocidaires comme la Turquie ou la Chine, sous prétexte qu'ils seraient du côté de la Palestine et/ou contre le bloc occidental des États-Unis et de l'OTAN. Mais c'est pas ça qu'il faut faire. Je me bats contre les dominations sociales, c'est pas pour soutenir des états oppressifs.

Et au passage, faites gaffe : dès qu'on commence à parler du soutien à un état (surtout s'il est puissant) ou à se lancer dans des bails de géopolitique, il y a un risque énorme de se faire récupérer ou instrumentaliser. Rassurez-moi, vous êtes pas naïf·ve·s au point de penser que les états sont du genre à laisser passer des opportunités de se trouver des allié·e·s un peu partout sur la planète ?

Soutenez les camarades qui parlent des langues minorisées

J'en ai déjà parlé plus haut, mais dans les milieux des langues minorisées, on peut parfois être confronté·e·s à des fafs, et c'est très dangereux, surtout quand on appartient à un groupe social discriminé. J'ai moi-même été victime de harcèlement transphobe de la part de fachos dans des milieux occitanophones, et j'aurais bien aimé pouvoir en parler dans les milieux gauchistes et y recevoir du soutien, sans me manger du "bah t'as qu'à arrêter de parler occitan, de toutes façons y a que des droitards dans ces milieux".

Surtout que y a certains profils discriminés qui sont particulièrement susceptibles de s'intéresser aux langues de pays, c'est le cas par exemple des personnes autistes qui ont un intérêt spécifique pour les langues et la linguistique (ce qui est mon cas). Et c'est dans les milieux gauchistes qu'on peut trouver les outils qui nous permettent de penser les dominations validistes qu'on subit et de pas nous laisser faire face à des abuseur·euses qui veulent profiter de nos lacunes en codes sociaux, ou face à des fachos qui veulent notre mort. On a besoin de votre soutien. Aidez-nous. S'il vous plait. Per favor. Mesedez.

Renseignez-vous sur votre langue locale

Je suis très bien placé·e pour savoir que c'est pas forcément facile, et ça dépend aussi du niveau de marginalisation de la langue, mais voici quelques trucs et astuces.

Demandez autour de vous, dans les milieux gauchistes. On sait jamais, avec un peu de chance, vous trouverez des camarades qui se feront une joie de tout vous expliquer.

Renseignez-vous sur la toponymie locale : vous y trouverez probablement plein de références à des mots locaux, les noms de lieux conservent bien les langues.

Renseignez vous sur le français populaire local. Il contient souvent des caractéristiques qui proviennent de la langue locale. Ça peut être la syntaxe ("donne moi pas ça" en lyonnais), le vocabulaire ("dégun" à Marseille vient du provençal) ou la prononciation (le C de "porc" est prononcé en catalan, ce qui s'est transmis au français de la Catalogne du Nord). La syntaxe peut parfois être très originale : en breton et en basque, l'ordre des mots est beaucoup plus libre qu'en français et permet d'indiquer de nombreuses nuances de sens, et ces structures de phrases sont parfois quasiment calquées telles quelles en français local (on peut entendre des brittophones dire des trucs du genre : "du café vous aurez ?" pour dire "vous voulez du café ?").

Renseignez-vous sur les traits linguistiques qui vous rattachent à telle région ou vous séparent de telle autre. Ça peut être révélateur de dynamiques historiques. Chez moi, on a des isoglosses sur le Rhône et la Saône, qui coupent l'agglomération lyonnaise en 3, témoin d'une époque où les gros cours d'eau étaient des barrières plus importantes qu'aujourd'hui, et où il était moins facile de passer d'une rive à l'autre. Au sud de la Picardie, la ligne Joret passe dans la forêt de Chantilly, qui est historiquement peu peuplée, et une zone tampon entre le Pays de France et la Picardie (dans le bassin parisien, certaines forêts se sont développées dans les espaces aux marges des zones d'influence des principales villes).

Vous pouvez essayer aussi de trouver des liens avec des langues de régions proches mais dans des états voisins, pour tisser des liens à l'international, au delà des frontières. En tant que lyonnais·e, j'ai toujours eu le sentiment d'avoir une certaine proximité linguistique avec les suisses romand·e·s. Perpignan partage la même langue et la même culture catalane que Barcelone et l'Andorre. Le corse est très proche du toscan, parlé dans le centre de l'Italie. D'ailleurs, le corse et le catalan sont également parlés localement dans le nord de la Sardaigne. Mayotte est très proche du reste de l'archipel des Comores, linguistiquement et culturellement. La région de Dunkerque est évidemment liée avec la Flandre en Belgique, par la même langue flamande. Idem pour l'Alsace avec le monde germanique, et la Bretagne avec le monde celte. Et pour finir, la région de Menton et Monaco à la vallée de la Roya est une zone de transition entre nissard et ligure.

À plus grande échelle, il y a des grands continuums linguistiques, et ils se ressentent bien quand on parle une langue minorisée. Je viens de Lyon, qui est relativement proche du Piémont, et même si on y parle pas la même langue que chez moi, je vois très bien les points communs linguistiques entre le piémontais et mon arpitan, et certains de ces points seront différents du français. Ça aide à minimiser l'importance des frontières entre les états, mais aussi à communiquer à l'international.

On peut aussi noter la situation particulière des villes, qui sont des zones de contact, et où des communautés peuvent parler une langue provenant d'une autre région. Il y a des communautés brittophones historiques à Rennes et Angers. Au Moyen-Âge, à Bordeaux, on parlait aussi bien gascon, basque et français. Et le parler marseillais a emprunté beaucoup de vocabulaire à d'autres langues de la Méditerranée (catalan, ligure, arabe, castillan, toscan, grec...), parce que c'est un port important où les communautés linguistiques se côtoient beaucoup.

Et puis qui sait, peut-être qu'un jour à force de vous y exposer, vous aimerez apprendre la langue du pays à votre tour.

Renseignez-vous sur le français

Là, je parle d'une seule langue que vous connaissez déjà bien, donc ça sera plus facile pour moi de vous prémâcher le travail.

Le français est à la base un sociolecte de nobles, basé principalement sur les langues des régions où la royauté était la plus présente. Ces langues sont le francien (parce que le pouvoir central est à Paris), l'orléanais et le tourangeau (pour les châteaux de la Loire). Il servait à la base d'outil de distinction sociale, et a été volontairement complexifié pour empêcher les pauvres d'y apprendre. Mais il a été progressivement répandu dans toute la France et dans quelques autres états pendant les deux derniers siècles, pour finalement être en partie réapproprié par les classes populaires.

Le français s'oppose au francien (qu'on appelle aussi francilien), qui est la langue minorisée de Paris. Les deux langues se ressemblent beaucoup et sont parfaitement intercompréhensibles, mais il y a quelques différences notables. Déjà, quelques différences phonétiques et morphologiques : le R entre deux voyelles se prononce /z/, il y a une perte de distinction entre /tj/ et /kj/ et entre /dj/ et /gj/ (on a pu parfois lire "guiable" au lieu de "diable" dans certains textes), et le EL latin, écrit ⟨eau⟩, et prononcé /o/ en français, se dit /jo/ en francien. Mais surtout, en francien, il n'y a pas eu d'hypercorrections bourgeoises, comme la restauration irrégulière des consonnes finales muettes dans certains mots (dans cinq, six, sept, huit, neuf, dix, arc, sac, avec...), la restauration orale du -r final dans les verbes à l'infinitif en -ir, ou l'apparition de nulle part du P dans "dompter" (alors que ça vient du latin "domitare"). Il y a eu aussi énormément d'emprunts au latin et au grec, par purisme, qui ne se sont pas faits en francien. Ceci dit, certains de ces traits ont pu se diffuser en francien, mais c'est à cause de la domination du français qui exerce sont influence. Ça vient donc d'une langue extérieure, ce n'est pas un processus interne à la langue francienne.

Une autre différence, qui est très liée au contexte social dans lequel les langues étaient parlées, concerne le registre et le vocabulaire. On peut considérer qu'on est par défaut plus vulgaire en francien : on utilisera plus spontanément des mots vulgaires, et moins souvent des mots savants.

Avec tous ces éléments, on voit bien la principale différence entre le francien et le français : une langue a une base populaire, l'autre a une base élitiste.

On retrouve ce même genre de différences avec plein de langues de pays : des mots vulgaires voire grossiers en français sont d'usage courant dans les langues de pays, comme le mot "cul" qui est pas spécialement vu comme vulgaire en arpitan, et très couramment utilisé. Idem pour les emprunts savants et les hypercorrections : dans les cas où ils sont apparus, ça n'a été que très tardivement et à cause de l'influence du français.

À l'inverse, quand on parle du français populaire, tout ce que j'ai listé plus haut (emprunts savants, hypercorrections, vocabulaire plus soutenu) est présent dès le départ dans la langue. Quand on parle en français populaire, ça ne viendrait à l'idée de personne de prononcer "sac" sans sa consonne finale, alors que ça ne sera pas le cas dans les autres langues d'oïl. Quand aux emprunts savants, c'est parfaitement normal depuis longtemps d'utiliser des mots comme "orthographe", "politique" ou "libérer" en français, alors que leur usage en langues de pays est beaucoup plus récent.

Par contre, un point commun entre le français populaire et les langues de pays, c'est qu'on est souvent plus vulgaire qu'en français standard, mais c'est considéré un peu différemment. Quand on parle en français populaire, c'est vu comme du registre vulgaire du français, alors que quand on parle dans une langue de pays, c'est "normal" de parler vulgairement : on a pas de registre soutenu, parce que la langue est utilisée quasi exclusivement dans des situations informelles. Tout au plus, on peut emprunter des mots depuis le français pour adopter un registre plus soutenu.

À noter aussi que le français populaire a gardé pas mal de caractéristiques locales. Les différences régionales d'accent, de vocabulaire et de syntaxe sont avant tout des caractéristiques de français populaire. Le français bourgeois, lui, se parle partout pareil, parce que il y a une énorme pression sociale à se conformer au standard pour faire partie de l'élite de la société.

En revanche, un nouveau phénomène est apparu ces dernières décennies : la généralisation d'un français populaire quasi-identique dans toute la France métropolitaine. Génération après génération, on a tendance à perdre les langues, mais aussi les particularités du français local, et ça s'uniformise sur tout l'état français. Et les différences se creusent avec les autres états.

En exposant ces différences entre le français et le francien, j'aimerais aussi vous montrer que le vrai clivage n'est pas géographique, mais social. Dans les milieux des langues minorisées, on tape souvent sur Paris, parce que c'est le lieu du pouvoir central et que ça se prend un peu trop pour le centre du monde. Mais dès qu'on s'éloigne des beaux quartiers, on arrive dans des banlieues où vivent des classes populaires tout aussi discriminées que n'importe où ailleurs. Et même si leur proximité avec la capitale leur apporte certains avantages, ça les expose aussi à une répression plus brutale, parce que les classes dirigeantes ont peur des kaïras qui vivent à 4 stations de RER de leurs beaux immeubles. Et à l'inverse, la bourgeoisie de province a de très nombreux privilèges. Le clivage le plus déterminant, ce n'est pas Paris contre la province. C'est un clivage de classe très classique, entre riches (qui parlent le bon français) et pauvres (qui parlent soit un "patois de plouc", soit un "français de racaille").

D'ailleurs, même au pays, il y a des gens qui sont du coin, et qui défendent la France et son projet impérialiste. L'occitan nous a donné un mot pour en parler : les franchimand·e·s. Être originaire du coin ne garantit pas de défendre les langues locales. Et finalement, on retrouve des clivages très classiques : la bourgeoisie méprise nos langues tout comme elle crache sur les cultures populaires, ou alors à la marge elle essaye de s'y réapproprier en les vidant de leur substance, et une partie des classes populaires est à fond sur la France et le français et rejette nos langues, tout comme certaines personnes des classes populaires sont des traitres de classe qui tapent sur les autres prolos pour tenter de s'élever socialement.

Soutenez et adoptez une graphie diasystémique pour le français (et pour les autres langues)

Oui je sais, "diasystémique" c'est un mot qui fait peur, mais vous inquiétez pas je vais tout expliquer.

Un diasystème, c'est un ensemble d'accents, de parlers, qui sont suffisamment proches entre eux pour qu'en linguistique, ça soit pertinent d'y regrouper dans un même ensemble. C'est le cas des langues d'oïl : c'est un ensemble de parlers et de langues diverses, mais qui ont toutes des caractéristiques communes qui font que ça peut être pertinent d'y grouper ensemble, et d'y opposer à l'arpitan et l'occitan, qui sont d'autres diasystèmes distincts. Et ces mêmes langues d'oïl peuvent être subdivisées en interne, en des diasystèmes plus petits.

Quand on débat sur les graphies, y a généralement 2 écoles. D'un côté y a celleux qui veulent une graphie étymologique parce que "vive la tradition", de l'autre y a celleux qui veulent une graphie phonétique pour écrire comme on prononce. Je pense que les 2 sont une mauvaise idée. D'un côté, osef la tradition et de l'étymologie, il faut écrire d'une manière qui est pratique aujourd'hui, pas pour fantasmer sur le passé. De l'autre, tout le monde prononce pas pareil, donc une graphie purement phonétique est pas pratique, ça fragmenterait trop les manières d'écrire la même langue et ça peut poser des problèmes d'intercompréhension.

Dans le cas du français : les -e finaux se prononcent dans certains accents, ils allongent la voyelle précédente dans certains accents (notamment en Suisse Romande), les palatalisations de /ti/ et /di/ en [tʃi] et [dʒi] sont très variables selon les accents et l'âge, on peut avoir conservé ou non la distinction entre /a/ et /ɑ/, entre /ɛ̃/ et /œ̃/, entre /e/ et /ɛ/...

Pour que ça soit pas un problème, et qu'on soit malgré tout pas obligé d'utiliser une écriture académique unique et arbitraire qui reflète pas notre prononciation, il y a selon moi une bonne manière de faire : c'est d'utiliser une graphie diasystémique, c'est à dire une écriture adaptée à tout un diasystème, qui permet d'écrire une variété de parlers et d'accents avec les mêmes conventions graphiques, tout en étant suffisament souple pour bien refléter la diversité.

Pour y arriver en pratique, il faut écrire ce qu'on appelle les morphèmes. Un morphème, c'est un élément étymologique qui a connu une évolution propre dans chaque langue, en suivant des règles spécifiques. Mais souvent, quand on compare des langues proches, les morphèmes vont être très similaires dans l'ensemble.
C'est un concept un peu abstrait, donc je vais illustrer avec deux morphèmes du français : le ⟨au⟩ vient du latin AL, et le ⟨eau⟩ vient du latin EL. Dans les deux cas, le /l/ s'est vocalisé en /w/, puis la diphtongue /aw/ et la triphtongue /eaw/ se sont réduites en une seule voyelle : /o/, mais sont des morphèmes différents quand même. Ça se voit, d'une part quand on regarde les dérivés en genre et en nombre (caballus > cheval/chevaux en AL, contre bellus > beau/belle en EL), et d'autre part quand on sait que dans les autres langues romanes, les deux ne se prononcent souvent pas pareil : dans les autres langues d'oil centrales, le AL est devenu /o/ comme en français, mais le EL n'a pas été monophtongué a évolué en /jo/ (on dira donc "biau" pour "beau", "chapiau" pour "chapeau", etc.).

À noter que quand un mot est emprunté depuis une autre langue, il est ré-adapté sur les morphèmes déjà existants. Typiquement, l'emprunt germanique *wastil a été régularisé en *wastel puis "gastel" (avec le même EL que dans les mots latin qu'on a vu juste avant), et c'est pour ça que c'est devenu "gâteau" aujourd'hui, avec un ⟨eau⟩.

Un autre enjeu des graphies diasystémiques, c'est d'écrire une grande diversité de parlers avec des conventions proches, pour garantir une bonne inter-compréhension. Et comme les morphèmes évoluent souvent d'une manière assez similaire et régulière entre des langues proches, on peut très facilement passer d'une langue à l'autre avec un peu de pratique, les règles sont faciles à retrouver et à comprendre. En revanche, si on se base uniquement sur de la phonétique, c'est beaucoup plus difficile, car les morphèmes peuvent facilement converger entre eux, mais d'une manière qui sera différente d'une langue a l'autre : on l'a vu, le /o/ du français correspond à plusieurs morphèmes différents, qui ont rarement convergé dans les autres langues romanes. Et puis de toutes façons, on parle jamais exactement comme dans la théorie, la pratique courante du langage et de l'écriture sont pas des sciences exactes, c'est fait avant tout pour être pratique au quotidien, et parfois on fait des trucs irréguliers parce que ça demande moins d'efforts (pas bien articuler, ne pas écrire les diacritiques...).

Pour prendre un exemple concret, l'occitan possède une graphie diasystémique, il s'agit de la graphie classique. L'occitan est très diversifié, le gascon béarnais est assez différent à l'oral du vivaro-alpin de Briançon, mais avec la graphie classique, ces deux parlers s'écrivent presque pareil, et sans mettre sous le tapis les variations locales. Même si la graphie classique est pas parfaite et que j'ai quelques critiques à lui faire, je trouve quand même qu'elle marche bien dans l'ensemble.

Et le double effet Kiskool, c'est que le catalan a sa propre graphie diasystémique, mais qui a été conçue exprès pour se rapprocher de la graphie classique occitane, donc les deux langues sont très facilement inter-compréhensibles à l'écrit (bon, faut dire qu'elles sont très proches, donc c'était pas bien compliqué). Encore mieux : en arpitan, l'ORB (Orthographe de Référence B) a repris certaines conventions de la graphie occitane et du français, ce qui facilite l'inter-compréhension, alors même que l'arpitan a une diversité interne monstrueuse et plein de particularismes qu'on retrouve pas ailleurs.

Du coup, pour créer une écriture diasystémique, il faut parfois tenir compte de l'étymologie (parce qu'un morphème correspond plus ou moins à un élément étymologique), mais pas trop non plus (notamment quand des mots ont été régularisés sur d'autres, ou qu'une nouvelle règle a changé la donne). Ce qui est le plus important, c'est d'étudier le fonctionnement intrinsèque de la langue telle qu'elle est aujourd'hui, et d'essayer de se trouver des conventions graphiques similaires aux langues proches pour améliorer l'inter-compréhension. Le gros inconvénient, c'est que ça nécessite des connaissances très très solides sur la langue et c'est clairement pas à la portée de tout le monde, mais une fois que quelques âmes charitables ont passé des années à faire le sale boulot, c'est facile à adopter par toute la communauté linguistique.

Pour approfondir le sujet des graphies diasystémiques, lire aussi : mon article sur le sujet

Et maintenant arrive la question à mille points : l'écriture du français est-elle diasystémique ? Ma réponse : non, mais elle en est pas si éloignée que ça. Je m'explique.

La plupart des règles globales du français sont très logiques et régulières, mais il y a beaucoup d'exceptions qui ont été rajoutées de manière totalement arbitraire par l'Académie française, soit par purisme (pour faire comme en latin ou en grec), soit le but avoué d'en faire une langue compliquée à apprendre, et donc élitiste. Or, il se trouve que je planche sur une nouvelle graphie du français, et que le gros de ma démarche est précisément d'éliminer les irrégularités, en régularisant tout sur les règles qui existent déjà et qui marchent bien.

Par exemple, supprimer les graphèmes du grec, comme le PH que je régularise sur le F (orthographe > ortografe). Ça permet aussi d'en finir avec les CH grecs qui se prononcent /k/, que je régularise en C ou en QU selon la lettre après (chlore > clore, achéologue > arquéologue). On a aussi certains TI qui se prononcent /si/, uniquement pour rappeler l'étymologie latine, mais que je régularise en CI, pour laisser le TI être tout le temps prononcé /ti/ (démocratie > démocracie, station > stacion). Tout ça permet aussi de se rapprocher de ce qui se fait dans les autres langues romanes.

Le seul truc qui est beaucoup plus compliqué à régulariser en français, c'est les consonnes finales, parce que c'est le giga bordel. La règle de base, c'est que ça se prononce pas dans les mots hérités du latin (chat, grand, manger...), et ça se prononce dans les emprunts (zinc, haschish...). Bon, déjà sur le papier faut connaitre l'origine du mot, mais si y avait que ça, ça irait encore. Parce que entre les emprunts où la consonne finale se prononce pas (abricot, mais de toutes façons ce T n'est même pas étymologique), les mots hérités où la consonne a été restaurée par purisme et/ou par influence de l'écrit (sac, cinq, dix), les mots où la consonne finale se prononce dans certaines régions mais pas dans d'autres (vingt, porc, cerf, ananas, persil), les mots où une consonne a été rajoutée à l'écrit de manière gratuite sans aucune raison (le D de poids, le G de doigt)... y a vraiment de quoi s'arracher les cheveux. Et certaines de ces consonnes se prononcent en liaison dans certains cas, mais pas tous, sinon ça serait pas drôle. À l'heure où j'écris ces lignes, j'ai pas encore trouvé de solution satisfaisante. De toutes façons, comment vous voulez écrire correctement un trait irrégulier en utilisant une graphie régulière ? (Comment vous voulez écrire correctementun trait irrégulier tout court ?)

Mais heureusement, à part ce point qui est compliqué, pour le reste c'est pas si dur.

Et je pense que c'est pas gênant de garder des lettres qui se prononcent différemment selon le contexte, tant que c'est régulier : j'ai gardé le principe du C qui se prononce /k/ ou /s/ selon la lettre d'après, mais comme c'est un truc qu'on voit très souvent dans la langue, c'est facile à se rappeler. Et puis ça reflète bien le fonctionnement global des langues romanes : le C ne marche pas pareil que le S (la preuve : en espagnol, les deux ne se prononcent pas pareil).

Et comme tout le monde prononce pas le français pareil, il y a certains points pour lesquels on écrira pas pareil, mais il faut faire en sorte que ça soit suffisament léger pour qu'on se comprenne quand même. Par exemple, je préconise de supprimer le ⟨û⟩ en France hexagonale, mais au Québec c'est utile d'y garder, parce que "sur" et "sûr" se prononcent pas pareil, il y a une différence de timbre et de longueur de voyelle. Et c'est pas violent de voir un circonflèxe rajouté ou enlevé, donc ça posera pas de problème en pratique.

Lire aussi : ma proposicion de graphie du français

Mais pourquoi je préconise tout ça au juste ? Tout simplement parce que ça permet au français de s'écrire d'une manière plus régulière, et donc plus accessible, mais aussi de se rapprocher des autres langues romanes, et surtout d'avoir une manière commune pour écrire les langues d'oïl. Ça permet de faire redescendre un peu le français de son piédestal, y a pas de raison qu'on écrive pas pareil ces langues alors qu'elles sont vraiment proches.

Les langues minorisées s'écrivent assez souvent avec des graphies totalement phonétiques en reprenant des conventions du français en surface sans aucun recul (genre /u/ s'écrit ⟨ou⟩ même si c'est pas adapté à la langue, et surtout bon courage pour savoir comment écrire des sons qui existent pas en français). Mais avec des graphies diasystémiques, on écrit d'une manière qui est vraiment adaptée à la langue, et qui est commune avec d'autres langues. Et ça facilite l'apprentissage depuis une autre langue de la même famille, parce qu'une fois qu'on sait comment convertir les morphèmes d'une langue à l'autre (et ça s'apprend assez vite), ça devient extrêmement intuitif. C'est précisément en faisant ça que j'arrive à comprendre beaucoup de langues romanes : en retrouvant quels morphèmes correspondent à quoi dans les langues que je connais.

Et si vous vous posez la question pour savoir si ça sera pratique pour les dyslexiques, je ne suis pas spécialiste de la dyslexie donc je peux pas répondre dans le détail, mais je sais que même si ma tentative de graphie est pas parfaite, ça sera toujours 1000 fois mieux que la graphie académique, vu que je supprime beaucoup d'irrégularités. (De toutes façons, il y a plusieurs formes de dyslexie qui ont des besoins différents, donc c'est pas facile de s'adapter à tout.)

Pour résumer

Et si avec tout ça vous n'êtes toujours pas convaincu·e·s de défendre nos langues, voilà une dernière raison qui surpasse probablement toutes les autres : en occitan et en catalan, "aller" se dit "anar", et "finir" se dit "acabar".

Adiu, kenavo, que aneu bé.