Blog de l'Arpetani

(FR) Point de langue #2 : Genre grammatical et classes nominales

Dans beaucoup de langues, il existe un concept très connu mais souvent mal compris, ce qui est un obstacle à la compréhension du fonctionnement des langues. Il s'agit du genre grammatical. Je vais m'y attaquer ici, pour vous aider à y voir plus clair.

La confusion autour de ce concept vient en grande partie du fait qu'il est relié à un autre : le genre social, qui se réfère à la manière dont les personnes interagissent en société vis-à-vis de tel ou tel genre. Je vais aussi décortiquer ça à la fin, pour explorer à quel point ces deux notions sont liées... ou pas.

Définition

Pour l'instant, je vais partiellement abandonner le terme "genre grammatical" et utiliser plutôt le terme "classe nominale", qui désigne plus clairement ce que je veux dire.

Dans une langue, il peut exister plusieurs classes nominales. Ça se réfère à une manière de classifier les noms communs en plusieurs catégories distinctes. Les manières de classifier peuvent dépendre de la morphologie (avec quels sons ou syllabes le mot est formé), de la sémantique (la signification du mot) ou de la syntaxe (la manière qu'a le mot d'être utilisé dans une phrase).

Dans les langues romanes, la classe nominale est déterminé en grande partie par la morphologie. En espagnol, les mots en -o sont le plus souvent masculins, et les mots en -a sont le plus souvent féminins. Il existe cependant des exceptions : les emprunts savants du grec en -a sont masculins (el problema, el idioma), parce qu'une règle spécifique s'applique à ces mots. Et d'autres mots ont d'autres terminaisons, ce qui ne les empêche pas d'être classifiés (la mujer, el árbol). En français, c'est un peu plus complexe car il y a plus de types de terminaisons, mais on peut quand même dégager facilement certaines règles générales. Par exemple, si on enlève les emprunts récents ou les abréviations, les mots en -et sont tous masculins (archet, piquet, poulet, valet, tabouret).

Certaines langues peuvent avoir une distinction féminin/masculin/neutre, comme dans beaucoup de langues germaniques. Le néerlandais a fusionné le masculin et le féminin en un genre appelé "commun", on a donc une distinction commun/neutre dans cette langue. Le tamoul distingue rationnel et irrationnel. Beaucoup d'autres langues ont une distinction animé/inanimé. Certaines langues ont aussi des systèmes plus complexes, qui combinent plusieurs critères vus précédemment en même temps. Et enfin, certaines langues n'ont pas du tout de classes nominales, comme le basque ou le persan.

On parle de genre grammatical quand la classe nominale influe sur d'autres parties du discours. En français, la classe du nom (masculin ou féminin), influe sur les adjectifs environnants : on dit "un ballon vert" et "une balle verte", l'adjectif de couleur change selon la classe du nom commun.

D'où ça vient ?

L'origine des classes nominales dans une langue est très compliquée à trouver, car elle se perd dans l'histoire.

Il est possible que l'émergence de classes nominales soit un mélange de plusieurs motifs. Les différences morphologiques ont un impact sur la flexion des mots (par exemple pour les déclinaisons, ou pour le pluriel), ce qui peut aider l'émergence de catégories de noms.
Il est aussi possible que ça soit utile pour désigner plus facilement des éléments courants. En pirahã, il existe une distinction entre 5 classes : humain femelle, humain mâle, inanimé, animé non-humain aquatique, et animé non-humain non-aquatique. Étant donné que leur culture se développe le long d'une rivière, on peut comprendre l'intérêt de distinguer ce qui est aquatique et ce qui ne l'est pas, alors que ça n'aurait pas beaucoup de sens dans certaines autres langues.

Les langues sans classe nominale

Comme je disais précédemment, certaines langues n'ont ni genre grammatical, ni classe nominale.

Prenons l'exemple du basque. Cette langue a beaucoup de déclinaisons. Si elle avait des classes nominales, elle aurait probablement des déclinaisons différentes pour chaque classe, comme en latin. Mais ce n'est pas le cas : les déclinaisons sont toujours les mêmes, quelque soit le mot.
Du coup, emakume (femme), gizon (homme), zakur (chien) et aulki (chaise) se déclinent pareil, alors que des langues genrées les classifieraient différemment. Au cas ergatif, "les femmes" se dit "emakumeek", et "les hommes" se dit "gizonek" : dans les deux cas, la terminaison est la même : -ek. Ça ne veut pas dire que les concepts de masculin et féminin n'existent pas dans la société basque, ça existe bel et bien, mais ça n'a pas d'impact sur cet aspect de la grammaire.1

Genre grammatical et genre social

Je vais finir rapidement par un point plus compliqué, et plus politique.

Techniquement, le genre grammatical n'a pas grand chose à voir avec le genre social. Il est grammaticalement correct de dire "je suis une personne fatiguée" quelque soit le genre de la personne, avec l'adjectif féminin, car ça s'accorde avec le mot "personne" qui est féminin également. De la même manière, il est possible de dire "je suis un être humain fatigué" avec les accords masculins, parce que "être humain" est toujours masculin. Ces deux phrases ne disent rien sur le genre de la personne qui les prononce.

Mais ça, c'est la théorie. Dans la pratique, c'est pas comme ça que ça marche. Faisons un petit tour du côté de la transidentité et du sexisme pour y voir plus clair.

Quand on utilise un accord genré, dans la plupart des cas, on pense implicitement que ça révèle le genre de la personne ou de l'objet désigné, même dans le cas des phrases que j'ai présenté juste avant qui en théorie ne disent rien du genre de la personne. Il y a donc un décalage entre ce que dit la grammaire en théorie, et ce qui est perçu dans les faits, parce que nous vivons dans une société patriarcale qui nous inculque des habitudes de langage et des biais de genre.
C'est d'ailleurs pour ça que quand on désigne une personne précise avec des tournures épicènes mais genrées à répétition (comme "une personne"), ça peut être pris comme du mégenrage, surtout quand la personne en question est trans et que ça ressemble très fortement à une stratégie transphobe pour éviter de genrer correctement. Je vais dénoncer un peu, malgré tout l'amour que je porte à Wikipédia, c'est à peu près ce qui se passe dans sa version francophone pour les biographies des personnes non-binaires.

Pour prendre mon exemple personnel sur le genrage : je suis non-binaire, et même si je préfère les tournures neutres ou non-genrées, je sais que ça peut être compliqué dans certains contextes (surtout à l'oral), et si je sais que la personne qui me parle est respectueuse de mon genre, je peux m'en foutre un peu des accords qu'on utilise pour me désigner. À l'inverse, dans les contextes où j'ai pas confiance sur le respect de mon genre, j'aurai toujours de la dysphorie, peu importe les accords utilisés pour me désigner. Évidemment, je dis ça pour moi, mais ce ne sera pas forcément pareil pour les autres personnes trans ou non-binaires, chaque personne a des besoins différents.
Vous y avez peut-être compris, le genrage en société et le mégenrage c'est pas que une question de grammaire et de vocabulaire, c'est surtout une question de comment les autres nous perçoivent et interagissent avec nous.

Pour aller plus loin

  1. Le basque connait une distinction genrée dans certaines formes de la conjugaison de la deuxième personne du singulier. À ma connaissance, c'est la seule occurrence de marquage grammatical genré en basque.