Blog de l'Arpetani

(FR) Pourquoi toutes les cartes de langues minorisées de France métropolitaine sont fausses ?

Si vous trainez souvent sur l’Internet francophone, vous avez probablement déjà vu passer des cartes qui montrent les langues régionales minorisées en France métropolitaine. Avec mes potes fans de langues minorisées (et souvent locuteurices de ces mêmes langues), dès qu’on en voit une, on a l’habitude de faire 36000 remarques sur tel ou tel truc qui va pas. Et effectivement, parfois y a du boulot pour tout corriger. Et même si certaines sont meilleures que d’autres, aucune ne peut être parfaite, et je vais expliquer pourquoi.

Une cartes des langues minorisées en France métropolitaine très répandue sur Wikipédia

La carte ci-dessus est horrible. Vraiment.

Les frontières linguistiques ne sont pas si tranchées que ça

Quand on se demande quelle zone parle quelle langue, intuitivement on se dit qu’une zone parle une seule langue, et qu’une langue est sur une seule zone. Ça se voit dans ces fameuses cartes linguistiques, où on a des zones bien tranchées avec des frontières très nettes.

Mais c’est une logique héritée des états, dont le principe même implique d’imposer des découpages très stricts et très bien définis. Les peuples et les cultures, ça bouge, ça s’influence, ça a des contacts de proche en proche, c’est fait de dégradés et de continuums.

La limite entre l’arpitan et le vivaro-alpin est floue, et est composée d’un enchevêtrement d’isoglosses sur une bande de 20-30 kilomètres de large. On peut retenir une limite précise par convention, ou parce que ça provoque des changements linguistiques plus forts que les autres, mais ça sera très arbitraire. Dans ces zones, il y a des parlers de transition, pour lesquels c’est difficile de trancher. Et ce, même si cette zone contient des montagnes assez hautes qui peuvent faire des limites toutes trouvées, car la transhumance participe traditionnellement au brassage et au contact des populations.

Il en est de même pour le gascon, comme montré dans la carte ci-dessous.

Carte de l'enchevêtrement des isoglosses entre languedocien et gascon

Sans parler de la fameuse zone du croissant, une large bande de transition entre oïl et oc, et qui n'est pas toujours représentée correctement sur les cartes.

Et là où on peut se dire que les frontières seraient théoriquement plus faciles à tracer, par exemple entre familles de langues différentes, ça n’empêche pas que les contacts restent fréquents. Il y a plein de villages bilingues gallo – breton en Bretagne, et lorrain romand – francique en Lorraine, surtout dans une zone proche de ce qui est communément admis comme la frontière linguistique, et surtout surtout là où la frontière linguistique a bougé.

Et n’oublions pas les villes, qui ont toujours été des grands lieux de brassages, et où différentes communautés linguistiques se côtoient, même si leurs zones d’origine peuvent être à des centaines de kilomètres. À Bordeaux, on parlait aussi bien le gascon (la langue des campagnes environnantes) que le saintongeais, le basque et le castillan.

Ça suit trop les frontières administratives

Les frontières administratives actuelles sont un savant mélange de plusieurs milliers d'années d'histoire, mélangeant aires culturelles, aires linguistiques, anciennes entités politiques, découpages arbitraires et bien d'autres choses. Partant de là, il faut se méfier de la tendance à représenter certaines limites linguistiques comme suivant les frontières administratives.

La grande majorité des cartes que j'ai pu voir ne se trompent pas sur les Fenouillèdes (qui sont occitanes, alors que le reste du département des Pyrénées-Orientales est catalan), ni sur le provençal (qui s'étend à l'ouest au delà de Nîmes et ne s'arrête pas au Rhône).

Mais le piège n°1 dans lequel à peu près tout le monde tombe dans le panneau, c'est le département de la Haute-Marne. Ce département est situé dans l'ancienne région administrative Champagne-Ardennes, donc beaucoup de cartes partent du principe qu'on doit forcément y parler champenois. Mais ce n'est vrai qu'au nord-ouest. La limite est assez difficile à tracer précisément, mais dans les grandes lignes, Chaumont est plutôt champenois, Langres tire plutôt sur le bourguignon, et une frange au nord-est du département est plutôt lorraine.

Le français, ce n'est pas la même chose que l'oïl

Je consacrerai peut-être un article complet à ce sujet un jour, mais pas mal de cartes (heureusement pas toutes) notent "français" à la place de "oïl" ou "langues d'oïl", et c'est un problème. Le français est une langue d'oïl parmi d'autres. Ce n'est pas celle qui a créé toutes les autres. Historiquement, c'est même plutôt l'inverse, puisque le français tire la plupart de ses origines dans l'orléanais, le tourangeau et le francien (trois langues d'oïl vernaculaires).

Considérer toutes les langues d'oil comme du "français", c'est du pur roman national, bien pratique pour justifier une domination politique sur tout un territoire.

On notera au passage que c'est extrêmement insultant pour les langues d'oïl ayant subi des siècles de domination politique du français. Dire que le lorrain serait un dialecte du français, c'est à peu près aussi pertinent que dire que le corse serait un dialecte du français.

Une carte ne peut pas être exacte

Moins spécifiquement sur les langues, et plus généralement concernant les cartes : une carte est une représentation (au mieux) simplifiée du monde, car il est techniquement impossible de tout faire apparaître et de montrer toutes les nuances. La carte serait beaucoup trop surchargée d'informations.

Mais ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas essayer de faire de son mieux. C'est impossible de faire un truc parfait, mais ça doit pas être un prétexte pour faire de la merde.

Il est possible de montrer les transitions entre plusieurs zones linguistiques, par exemple avec des dégradés de couleurs. Pour les langues utilisant plusieurs graphies, on peut mettre ces graphies sur la carte (écrire "Provençau" en graphie classique et "Prouvènçau" en graphie mistralienne). On peut ajouter un texte à côté qui peut donner des informations utiles, qui peut expliquer par exemple que l'arpitan n'est pas subdivisé, parce que il est trop difficile de délimiter des aires linguistiques.

Et après ça, il faut évidemment avoir un regard critique sur la carte quand on la lit.

Du coup, comment s'y retrouver ?

Tout ça c'est bien beau me direz vous, mais du coup, à quoi se fier quand on lit une carte ?

Je vais prendre un exemple que j'aime beaucoup : les cartes du site Muturzikin. Leur gros avantage, c'est qu'elles sont assez exhaustives sur les différentes langues, et ce absolument partout dans le monde. Leur gros inconvénient, c'est que les limites linguistiques sont tracées très à l'arrache. Je me sers de ces cartes pour savoir quelle langue est parlée à peu près dans quelle région, puis j'affine la localisation avec d'autres cartes plus précises que je peux trouver par exemple sur la page Wikipédia de la langue en question.

Quand je connais les caractéristiques linguistiques de la langue, je vais aussi aller vérifier où se trouve tel ou tel trait linguistique avec une carte des isoglosses, ou des cartes d'atlas linguistiques qui notent la prononciation locale de manière précise. Ça permet de détecter les zones de transition d'une langue à l'autre. Et bien évidemment, on peut demander aux gens du coin.

C'est aussi ce que je vous invite à faire. Faites fonctionner votre esprit critique, croisez les sources, demandez aux gens du coin ce qu'iels en pensent, rappelez vous que les limites entre les cultures ne sont pas toujours transposables en linguistique, et gardez en tête les points que j'ai évoqué plus haut.

Carte des langues du Cachemire, tirée du site Muturzikin

La carte ci-dessus est tirée du site Muturzikin.