Blog de l'Arpetani

(FR) Les graphies diasystémiques

Version du 7 novembre 2023

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Définition

Un diasystème est un continuum linguistique ayant suffisamment de caractéristiques internes communes entre les parlers pour qu'on puisse y grouper ensemble. Cette notion est à rapprocher du concept de langue par éloignement (ou langue Abstand).

Par exemple, l'arpitan est un diasystème : cette langue a beaucoup de variations internes, mais ses géolectes ont malgré tout de nombreuses caractéristiques communes qui permettent d'y grouper ensemble. Idem pour le catalan-occitan, l'hindi-ourdou (hindoustani), le serbo-croate, le néerlandais-flamand-afrikaans-bas saxon, l'arabe, le malais-indonésien ou le galaïco-portugais.

Une graphie diasystémique permet d'écrire un diasystème avec les mêmes conventions, quelque soit le parler. Pour cette raison, on peut y appeler aussi "graphie supra-dialectale" (mais j'aime pas le mot "dialecte" qui est plutôt péjoratif donc je préfère y appeler autrement).
Note : certains diasystèmes ont pas de graphie commune à tout leur domaine. Certains peuvent même utiliser plus d'un système d'écriture, comme l'hindoustani qui peut s'écrire aussi bien avec la devanagari qu'avec l'abjad arabe, pour des raisons culturelles et politiques.

En quoi ça consiste ?

Le principe de base est : un diaphonème = une prononciation dans chaque parler = un graphème. L'écriture est pas phonétique, mais elle est presque totalement déductible. Ça implique d'apprendre un certain nombre de règles pour savoir comment tous les diaphonèmes se prononcent dans un parler spécifique, mais une fois qu'on y connait, on est capable de tout lire. C'est le même principe qui fait que le ⟨c⟩ en français peut se prononcer /s/ ou /k/ selon la voyelle qui suit, pour des raisons étymologiques et morphologiques.

Une graphie diasystémique peut avoir une version large, qui s'écrit partout pareil, et des versions serrées qui vont correspondre à des géolectes ou des sociolectes spécifiques. En arpitan ORB large, le diaphonème venant du -ELLUM latin s'écrit ⟨él⟩, mais il existe une autre version ⟨iô⟩ en graphie serrée pour les parlers comme le mien qui ont une prononciation plus proche du /jo/. "Mantellum" en latin peut donner "mantél" aussi bien que "mantiô".

Ainsi, une graphie diasystémique n'est pas une graphie totalement unifiée et inclut des variations locales. Dans certains parlers gascons, beaucoup de F initiaux deviennent des H, ce changement est noté dans la graphie. On écrit "flor" en languedocien, mais "hlor" pour les parlers gascons ayant cette mutation phonétique.

Mais en fin de compte, la plupart des graphèmes se notent partout pareil. En arpitan ORB, le ⟨ch⟩ peut se prononcer selon le parler /ʃ/ /θ/ /s/ /t͡ s/ /t͡ ʃ/ /t͡ ̪θ/ ou encore /st/ (liste non-exhaustive) sans que ça pose problème. C'est le même diaphonème qui a évolué différemment selon les régions.

Une graphie diasystémique peut aussi intégrer des caractères purement phonétiques, qui seront prononcés partout pareil, pour noter des emprunts récents. C'est pour cette raison que je peux utiliser le ⟨w⟩ en ORB, par exemple pour écrire "pengwen", pour que le ⟨gw⟩ se prononce /gw/ partout. Ce phonème ne pourrait pas être écrit d'une autre manière, et certainement pas par ⟨gou⟩ qui se prononce soit /g/ soit /v~w/ selon la région.

Une graphie diasystémique peut être conçue pour être proche des graphies des autres langues, comme c'est le cas de l'ORB qui est proche de la graphie classique occitane. Ça permet d'améliorer l'inter-compréhension entre les langues différentes, de mettre en évidence les caractéristiques communes et de faciliter l'écriture des parlers de transition. A l'inverse, certaines graphies diasystémiques se concentrent exclusivement sur la cohérence interne à un diasystème, parfois au détriment des liens linguistiques qui existent en dehors du diasystème, ce qui entrave l'inter-compréhension, et c'est selon moi à éviter autant que possible.

Exemples de graphies diasystémiques

La graphie classique de l'occitan est diasystémique. Le béarnais, le nissard et le vivaro-alpin peuvent parfaitement s'écrire avec la graphie classique car leur fonctionnement est suffisamment similaire.

L'arpitan ORB est également diasystémique. De Rouanne (Forez) à Pont-Saint-Martin (Val d'Aoste), malgré une inter-compréhension compliquée (voire impossible) à l'oral en raison de la diversité de la langue arpitane, en écrivant en ORB l'inter-compréhension est totalement possible car cette graphie met en évidence les diaphonèmes communs.

Comparaison avec les graphies phonétiques

Les graphies phonétiques sont des systèmes d'écriture qui utilisent un graphème (souvent une seule lettre mais pas toujours) pour un son, souvent en utilisant les conventions graphiques d'une autre langue. Par exemple, pour les langues dominées par le français, il est facile de repérer une graphie phonétique si elle utilise ⟨ou⟩ pour noter /u/, alors que la plupart des langues dans le monde utilisent plutôt ⟨u⟩.

Elle permet de noter efficacement un parler en particulier sans avoir beaucoup de connaissances linguistiques, mais pose vite des problèmes pour l'inter-compréhension entre des parlers différents, à moins de déjà connaître les différences entre les diaphonèmes d'un parler à l'autre.

L'existence de graphies phonétiques montrent bien une asymétrie dans le traitement des langues. Pour celles qui sont minorisées, la tradition écrite s'est perdue ou bien n'a jamais existé, donc la langue est écrite avec les conventions de la langue qui domine localement.

Une critique faite à certaines graphies diaphonétiques (je pense notamment à l'ORB), c'est qu'elles seraient trop ressemblantes au français, là où à l'inverse en graphie de Conflans on utilise des ⟨k⟩ ou des ⟨w⟩ qui sont rares dans les langues romanes. Ainsi, on reproche à l'ORB de pas assez s'affranchir des conventions graphiques du français. Mais perso, je pense au contraire que ce sont les graphies phonétiques qui ne s'affranchissent pas assez du français, à vouloir écrire une langue avec les conventions phonétiques du français. L'ORB au contraire montre le fonctionnement interne de la langue. La ressemblance est avant tout liée au fait que l'arpitan et le français sont de toutes façons des langues proches, donc il est logique d'y noter presque pareil. Ce dernier point est d'autant plus vrai pour les langues d'oïl.

Ceci dit, les textes en graphies phonétiques restent intéressants à lire et à étudier malgré tout. Ils donnent des informations intéressantes sur la prononciation locale, et peuvent être complémentaires pour l'apprentissage et l'étude d'une langue.

En arpitan, les graphies phonétiques (comme la graphie de Conflans par exemple) sont souvent utilisées par des arpitanophones qui ont jamais vraiment appris à écrire l'arpitan. Comme il y a pas de tradition écrite bien ancrée historiquement en arpitan, soit on écrivait en français local et on faisait de la traduction simultanée en arpitan au moment de réciter le texte, soit on écrivait en phonétique directement.

Avantages

Limites

La graphie peut être difficile à déduire à partir de la prononciation, à moins de connaitre la prononciation dans plusieurs parlers différents ou d'avoir des connaissances en étymologie.

Lorsque la graphie a pas été construite en lien avec les diasystèmes proches, il est difficile de noter efficacement les parlers de transition.

Les langues standardisées (comme le français) peuvent être plus difficiles à noter avec une graphie diasystémique car des irrégularités peuvent être ajoutées de manière totalement gratuite par les institutions normatives comme l'académie française, pour complexifier artificiellement la langue ou pour revenir à une soi-disant "pureté originelle". Ainsi, "arcus" en latin qui devient "arc" /aʁk/ en français est irrégulier, car le -c final n'était pas prononcé à la base, comme dans "porcus" qui a donné "porc". La prononciation du -c de "arc" a été rajoutée artificiellement.

La graphie sait écrire les mots qui suivent des règles diasystémiques, mais ça ne fonctionne pas toujours pour certains mots. Ça peut notamment être le cas pour :

Enjeux politiques

Le choix d'une écriture plutôt que d'une autre est un choix extrêmement politique. Choisir une graphie diasystémique permet de montrer ce qui unit les parlers d'un diasystème, et parfois d'établir plus facilement des liens avec d'autres langues proches, et donc de mettre en évidence que la langue s'inscrit dans un continuum linguistique.

À l'heure actuelle, où on communique beaucoup plus qu'avant entre personnes de régions différentes et par écrit (notamment grâce à Internet), je pense qu'on a pas vraiment intérêt à faire nos trucs pour chaque parler dans notre coin, et qu'on gagnerait bien plus à s'unir politiquement pour combattre la domination des états qui dominent nos langues (que ce soit l'état français, espagnol ou un autre).

Et pour les langues appartenant à la même famille, l'existence de graphies diasystémiques permet de mettre en évidence ce qui les unit, et même plus pragmatiquement de mieux nous comprendre entre nous. Du savoyard écrit en graphie de Conflans sera totalement incompréhensible pour des gascophones sans exposition linguistique préalable, mais le même savoyard écrit en ORB ne leur sera pas très difficile à comprendre.

On peut se dire que puisque les parlers sont différents, finalement à quoi bon s'embêter avec une graphie compliquée qui ne note pas les langues comme elles se prononcent. Mais ça serait oublier qu'une graphie diasystémique correspond assez souvent à une continuité dans l'usage de l'écriture, donc au cas où vous seriez susceptibles à l'appel à la tradition (ce qui n'est pas mon cas), c'est cohérent de défendre les graphies diasystémiques. Et, à une heure où on échange entre personnes à plusieurs centaines de kilomètres grâce à Internet, on peut pas vraiment se permettre de noter chaque micro-parler d'une manière différente. On a politiquement intérêt à faire converger nos manières d'écrire.

Revitalisation

On dit parfois qu'une graphie phonétique permet l'apprentissage plus rapide car pas besoin d'apprendre le fonctionnement des diaphonèmes. Ce qui me pose problème, c'est que personne ne réclame la même chose pour les langues pas dominées par le français. Personne ne demande que l'ourdou, le japonais ou le kalaallisut s'écrivent avec une orthographe phonétique au regard du français, sous prétexte que sans ça, l'apprentissage serait plus complexe pour les francophones. Il y a donc bien une asymétrie de traitement selon si une langue est dominée ou pas, et c'est encore une fois au désavantage des langues minorisées qui sont implicitement vues comme des "sous-langues".

Chaque langue se note différemment, et c'est tout à fait normal de réapprendre certaines règles d'une langue à l'autre, même quand les graphies sont proches. Pourquoi ça ne serait pas le cas pour les langues dominées par le français ? Pourquoi spécifiquement pour ces langues, il faudrait ne surtout pas utiliser des graphèmes similaires au français, au prétexte qu'en français ils se prononcent pas pareil ? Lorsque des personnes disent que ⟨au⟩ ne peut pas noter autre chose que /o/ pour des langues romanes proches du français (notamment les langues d'oïl, mais pas que), et que pour noter /aw/ il vaut mieux noter par exemple ⟨ao⟩, ça revient le plus souvent à ne pas s'affranchir des règles du français, en plus d'être en décalage avec les usages historiques qui notaient ⟨au⟩. De plus, le ⟨au⟩ exploite une logique articulatoire, puisque bien souvent c'est un ⟨al⟩ dont le /l/ s'est vocalisé en /w/, et qui est historiquement noté ⟨au⟩. Et il se trouve que selon les langues, la diphtongue /aw/ a évolué différemment, ça a donné /o/ en français, mais ça a pu donner par exemple /ɑw/ ou /ɔ/ ou /ɑː/ ailleurs. Même la graphie mistralienne, qui n'est pas diasystémique (sans être totalement phonétique) et qui note ⟨ou⟩ pour /u/, utilise quand même ⟨au⟩ pour /aw/ et non pas ⟨ao⟩ ou ⟨aou⟩.

Je pense que ne pas s'affranchir de ces règles du français, non seulement ça entérine d'une certaine manière la domination du français, mais en plus c'est ce qui peut contribuer à tuer les langues petit à petit.

Mais de toutes façons, le postulat comme quoi une graphie phonétique serait plus simple pour apprendre une langue est globalement faux. Sur le court terme, apprendre une graphie phonétique peut potentiellement faciliter l'apprentissage d'un parler spécifique car on sait rapidement comment la langue se prononce (et encore, les conventions graphiques du français ne permettent pas toujours de faire la différence entre certains phonèmes proches, comme /ʃ/ et /ɕ/).

Mais sur le long terme, ça revient à se tirer une balle dans le pied. Il est bien plus efficace d'apprendre une graphie diasystémique directement, qui met en évidence le fonctionnement interne des langues, et qui permet de s'ouvrir facilement à d'autres langues proches, avec à côté la prononciation notée en alphabet phonétique internationale ou des enregistrements audios, comme ce qui est fait pour plus ou moins toutes les autres langues du monde (là encore, y a pas de raison que ça soit différent pour les langues dominées par le français).

J'ai l'impression que les graphies diasystémiques, c'est un concept qui peut être compliqué à accepter au début, mais une fois qu'on sait comment ça marche et qu'on y prend goût, on arrive plus à s'en passer. En tout cas, c'est mon cas, et c'est aussi le cas de beaucoup de personnes que je connais personnellement.

Petite anecdote intéressante pour finir : une de mes potes travaille à la revitalisation du lorrain, et quand aol a commencé à développer une graphie pour sa langue, son premier objectif était de mettre en évidence le fonctionnement interne de la langue. Aol était en train de créer une graphie diasystémique sans le savoir.


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